Un printemps des coursiers en 2019?

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Temps de lecture estimé: 12 minutes

J’ai beau avoir abandonné la livraison depuis plus d’un an, je garde toujours un œil sur ce qu’il se passe dans le milieu des coursiers, et en ce printemps 2019 pas mal de choses sont en train de se mettre en place.

Comment ce milieu à évolué depuis ses débuts en 2015? Il y a d’abord eu la phase des ‘pionniers’ fin 2015 (Deliveroo, Take Eat Easy), puis l’explosion de la demande en coursiers au premier trimestre 2016. Beaucoup de passionnés de vélo, d’aventures urbaines, d’expérimentations…. Avec le recul, l’impression d’avoir vécu une sorte d’âge d’or.

Devenir coursier TEE? :p

En deuxième partie de l’année 2016 Uber débarque avec ses méthodes un peu particulières (peu regardant sur la qualité des coursiers, pas d’emploi du temps -appelés shift-, rémunérations très variables), Take Eat Easy ferme durant l’été, Deliveroo met un terme aux rémunérations à l’heure et Foodora se fait très -trop- discret.

La normalisation s’est mise en place en 2017, avec de plus en plus de villes couvertes. Le job de livreur est devenu LE job étudiant, les fixies ont fait place aux VTT et, de plus en plus, aux scooters voire carrément aux voitures.

2018, va marquer la maturité de ces ‘jobs 2.0’. Foodora ferme, Deliveroo continue de baisser ses rémunérations, même si, évidemment pas totalement idiots, celles ci paraissent de prime abord avantageuses.

Les scooters deviennent majoritaires dans certaines villes, des restaurateurs s’étonnant même parfois de voir débarquer un cycliste pour venir récupérer les commandes…

2019 continue sur la même lancée, avec une véritable explosion des villes couvertes (même chez Stuart!) sauf que… les coursiers seraient en passe de se rebeller contre des conditions de travail de plus en plus insupportables?

La grogne a toujours été récurrente chez les coursiers. La plus grosse crise eu lieu à l’été 2017, lorsque Deliveroo a rompu les contrats de tous ses anciens coursiers (plusieurs milliers au total) qui bénéficiaient encore de l’ancienne tarification à l’heure. La couverture médiatique fut importante, pas autant malheureusement que la mobilisation sur le terrain.

Les anciens étaient en minorités, un peu en porte à faux de part leur position de privilégiés vis à vis de tous les nouveaux payés seulement 5€ la course (5.70 à Paris). Sur les groupes Facebook de coursiers la tendance était plutôt de nous dire de la fermer et d’accepter les nouveaux contrats, ou d’aller voir ailleurs, genre à McDonalds par exemple.

Sauf que… au fil du temps les rémunérations, notamment celles de UberEats, sont devenus humiliantes. De plus, les gars en scooter, qui il y a un ou deux ans se foutaient régulièrement de la gueule des pov’ gars qui livraient encore en vélo, ont vu eux aussi débarquer une nouvelle forme de concurrence déloyale. Les sans papiers – ‘les pakpak’ comme ils sont appelés sur ces groupes-, les mineurs non déclarés, et autres travailleurs ultra précaires, prêts à bosser pour 2 ou 3 euros de l’heure, participent à tirer toujours vers le bas les rémunérations.

Tous les jours je vois passer des captures d’écrans de gars qui sont restés connectés 10 heures dans la journée, pour gagner 30 à 60 euros.

Chez Deliveroo la situation est différente. La tarification à la distance a fait illusion un certain temps. Le principe des shifts a permis de garder un certains nombre de commandes pour tout le monde. Pourtant, les livraisons à 4€ (que j’annonçais il y a un presque an) ont commencé à faire leur apparition. Certes, ce sont en général des courses courtes.

Mais comme le dit si bien J. Pimot sur ces mêmes groupes, en 2015 lui aussi était payé 4€ la livraison. Sauf qu’il était payé également en plus 7.5€ de l’heure 🤣

Les doubles livraisons ont également été sabotées par toutes les boîtes (j’en avais déjà parlé ici en 2017) . Il faut savoir qu’au départ une double livraison était considérée comme un ‘jackpot’: un seul point de retrait, deux adresses à livrer. Economie d’un aller et d’une attente resto, 2 commandes payées👍 .

Cela a commencé à changer avec UberEats, qui payait un seul enlèvement de commande, et deux dépôts de commande. Une double ne rapportait donc plus ‘deux commandes’, mais 1.5, voire 1.1 commande dans certains cas.

Stuart a emboîté le pas, mais eux n’ont pas fait dans la dentelle: les n-ièmes livraisons n’étaient plus que payées 1.87€. Pour être honnête, ils ont suivit le modèle des coursiers classiques (les historiques bossant dans les plis/colis, les vrais quoi). Sauf qu’un coursier classique fait une tournée bien préparée, avec 7 à 10 points de livraison par heure, ce qui n’est pas du tout le cas chez Stuart.

Deliveroo a fini par copier le modèle UberEats (tarif décomposé en retrait/distance/livraison), et donc de la même manière une double n’est désormais qu’à peine mieux payée qu’une simple.

Revenons au système de réservation des shifts chez Deliveroo. Au départ il y avait staffomatic, un système de gestion d’emploi du temps, assez pratique. Premier arrivé, premier servi (enfin sauf à Paris où un système obscur était en place, le staffomatic étant géré par les ‘ops’ et où l’on ne pouvait que postuler en file d’attente, ce qui m’avait valu mes premiers coups de gueule en 2016). Ce système a été remplacé à l’été 2017, en même temps que la fin des anciens contrats, par un système interne moins ‘ouvert’ (staffomatic avait une API qui permettait d’automatiser les réservations si on avait quelques notions de programmation, et donc de passer devant tout le monde) . Ce nouveau système permet d’accéder au planning chaque lundi à 11, 15 ou 17 heures selon ses stats (taux de présence sur ses shifts, désinscription tardives, et participation aux pics du week end).

Les stats permettant l’accès au planning

Deliveroo a toujours aimé les stats (on se rappelle des fameux audits de performance qu’on recevait chaque mois en 2016 pour passer, sous réserve de bonnes notes, de 2 à 3 puis 4 euros la course…), même si souvent c’etait n’importe quoi sur le fond et la forme (la validation en moins 30 secondes accidentogène, et les erreurs de calculs, mais bon, c’est la faute à Londres, hein).

J’aime le fait qu’ils sont passé de prime week end (et oui, jusqu’en 2016 on pouvait gagner jusqu’à 50€ de bonus hebdomadaire en travaillant vendredi/samedi et dimanche soir) à une punition si l’on ne travaille pas pendant ces mêmes créneaux. Pourquoi punition? Parce que si vous ne faites pas ces 3 créneaux, vous ne pourrez vous connecter au planning qu’en 2e ou 3e vague (15 ou 17h), et il ne restera donc plus aucun créneaux de disponible, les gars connectés à 11h ayant évidemment tout raflé.

Au début il y avait encore des places en étant dans ces vagues tardives, mais désormais la concurrence est telle que même en ayant des stats à 100% vous pouvez passer à 15h et perdre donc toute chance de travailler. Toute ressemblance avec ce même article cité plus haut n’étant que pure coïncidence 🤷‍♂️

La coïncidence est encore plus frappante lorsque je lis des messages sur les groupes de coursiers de la part de gars perdant tout accès au planning après leur retour de vacances.

Je n’ai que peu parlé de Stuart encore. J’avais toujours eu un peu plus de considération pour cette boite, pour de multiples raisons (taille plus humaine, diversité des livraisons, maintient de minimums horaires, esprit peut être un plus coursier avec interdiction formelle des scooters, etc..), même si dans les faits je n’ai que peu bossé pour eux (j’ai surtout perdu mon temps à me peler les c*** avec eux). Ayant déménagé dans une nouvelle ville à la mi-2018, et les voyants débarquer dès la fin de l’année, je me dit ‘banco’ ✨.

Puisque Stuart garanti 9€ de l’heure (Bonus Minimum Garantis, BMG), qu’il y ait ou non des commandes, et qu’il y a -très- peu de commandes chez eux, je pense pouvoir enfin profiter d’astreintes payées puisque contrairement à Paris en 2016, j’habite désormais en (hyper) centre ville. Stuart est réputée pour ses astreintes payées.

Je repasse donc la session d’info, et le gars me parle d’une surprise, des ‘nouvelles rémunérations tu vas voir ça‘. La surprise? Stuart met fin aux BMG, et ne paye plus qu’à la course!

Comme les autres quoi? Oui, sauf que les autres arrivent à peu près a garantir un flux constant de commandes, ce qui n’est pas le cas de Stuart. Peu importe ce que vous dirons leur Ops ou fidèles coursiers, il n’y a pas de commandes chez Stuart. Je le sais par mon expérience, celle de mes anciens collègues ou via le stalking du slack qui résume les courses de la veille et les retours d’expérience des coursiers sur le terrain. Parfois, lors de très bonnes soirées, vous allez tourner un peu comme chez la concurrence à 2 courses par heure, mais la plupart du temps vous ne ferez que 2 à 4 commandes par soir, et 1 ou deux le midi (parfois zéro). Payés 5€ (courses courtes) ou 8€ (courses longues), faites le calcul…

C’est donc la mise en place de l’astreinte gratuite (oui j’ai vu souvent sur le slack, avant qu’il ne soit supprimé, des gars ne faire aucune commande pendant un créneau et donc être resté 3 ou 4 heures dehors gratuitement), la pire saloperie que j’ai pu jamais voir depuis que je suis devenu coursier à vélo.

Non, c’est même pire que ça: pour avoir le droit de travailler gratuitement, il faut avoir la chance de choper un créneau sur staffomatic (Stuart utilise toujours cet outil). Sinon, vous pouvez vous connecter en libre (en free, hors shift quoi), mais nous ne serez payé que 3€ la course (ou 5€ la course longue). Ce n’est même plus de la violence, c’est de l’humiliation.

Parce que pour couronner le tout, il faut savoir que le job chez Stuart est un plus ‘complexe’ qu’ailleurs: la boite n’est qu’un intermédiaire et nos clients finaux sont les restos (ou boutiques). Il y a donc quelques étapes différentes (signatures sur le téléphone par exemple), et consignes parfois propres à chacun de ses clients (ramener de la monnaie ou un terminal de paiement). Rien d’insurmontable, mais cela mérite plus qu’une piécette de 3€ la course (2.25€ net après charges sociales)…

Un dernier point, concernant UberEats et leur frais de service. Mais juste avant, une petite (grosse) surprise car ils ont envoyé un email annonçant des primes de fidélité, chose très surprenante (depuis quand les boites de coursiers ont stoppé toutes primes, hormis pendant les fêtes de fin d’années…2016?). Ainsi, à partir de 2500 courses réalisées (depuis votre toute première, donc sans limite dans le temps), et à condition d’avoir été actif (au moins une course depuis le début de 2019), c’est 90€ de bonus. 440€ pour 5000 courses (ça commence à être considérable, c’est à peu près ce que j’ai fait en 2 ans), 890€ pour 10000 courses et enfin…8890€ pour 20000 courses! Le montant fait évidemment rêver, et concernerait quelques personnes.

Uber devant entrer en bourse dans les semaines à venir, ferait-elle bénéficier ses coursiers d’une probable forte valorisation, à la manière des startup des années 2000 ? Mmmm, attendons de voir le second email qu’ont reçu quelques jours après les coursiers, notamment le dernier paragraphe:

Pour résumer, il faut savoir que Uber facture des frais de service de 25% sur chacune de nos courses. Par exemple, pour une livraison de 5€ (le montant qui s’affiche sur notre application), UberEats a en fait facturé un montant de 6.66€. Pour nous c’est transparent, car le seul chiffre qui s’affiche en gros sur nos résumés est 5€. Jamais personne n’a porté le moindre intérêt au montant global de 6.66€, puisque on ne touchera que 5€.

Certains avaient bien évoqués le fait que puisque il s’agit de frais, et qu’en tant qu’auto entrepreneur on ne peut déduire de charges, il fallait bien déclarer le montant avec les frais de services aux impots/RSI, mais personne ne pouvait imaginer déclarer plus que ce qu’ils ne touchaient.

Cela est donc bel et bien confirmé par cet email. Vous allez payer des charges sociales et des impôts sur de l’argent que vous n’avez jamais touché.

Un exemple absurde: vous gagnez 2000€ avec Uber (c’est ce qui atterri sur votre compte bancaire à la fin du mois). Vous allez devoir déclarer 2666€, et payer environ 25% de charge sur 2666, soit 666€. Il ne vous restera plus que 1334€ net au lieu de 1500, soit une taxation réelle d’environ 33%.

C’est assez irréelle comme situation, et pour être honnête je ne pense pas que Uber ait fait cela pour niquer les coursiers. Ils n’ont sans doute pas réalisé que le statut auto entrepreneur ne permettait pas de déduire ses charges (à la base c’est un service de VTC qui travaille avec des SASU ou des EURL): avec un statut au réel, cela aurait été transparent (il suffit de placer les frais de services dans ses charges). Sur ce point précis, seul un texte de loi pourra sans doute sauver les coursiers, qui risquent de perdre tout simplement environ 11% de leur revenu s’ils veulent être en conformité avec la loi et éviter des redressements (sachant qu’en plus dorénavant les boites de coursiers transmettent tous vos gains aux différents services de l’état).

Alors aujourd’hui, à force d’humiliation, coups bas, baisses violentes de tarifications, plannings surchargés, concurrence déloyale, ceux qui parfois se moquaient des gréves et de nos revendications se disent que peut être il serait temps de réagir. Parce qu’à ce rythme là, c’est quoi la prochaine étape? 3€ la course? 4€ de l’heure? Jusqu’à combien la rémunération peut elle baisser avant que la majorité des coursiers ne se rebellent?

Actions de début avril à Lyon

J’avoue que j’ai toujours été pessimiste depuis nos manifs de 2017: entre ceux qui bossent sans rien déclarer, ceux qui exploitent des sans-papiers et/ou des mineurs, ceux qui trouvent qu’une journée de 12h à 65€ c’est pas trop mal (2000€ par mois pour un gars qui a arrêté l’école en 3e, je peux comprendre que ça puisse faire rêver, même s’il lui faudra pour cela bosser 70h par semaine), pourtant depuis quelques semaines on sent comme un vent de révolte sur les différents groupes de coursiers, que je n’avais encore jamais ressenti. Auparavant quand un message négatif apparaissait dans ces groupes, il y avait toujours en réponse des commentaires de gars contents de leurs conditions qui nous disaient d’aller chercher un autre taf si on n’était pas content, mais maintenant les réponses vont très souvent dans le même sens, on ressent vraiment l’exaspération et le ras le bol général.

Pour la première fois, des restos sont bloqués et des applis doivent temporairement fermer. Ça bouge par exemple pas mal à Lyon, où des coursiers ont organisés une pétition devant un McDo et on tenté de négocier dans les locaux de Uber, et encore plus à Dijon, où une grosse déconnexion avec refus des commandes a été mise en place.

Action à Dijon

La prochaine action est prévue pour ce week end:

Difficile de se projeter dans un futur à moyen terme, je vois mal les boites de livraison faire machine arrière, rehausser les tarifications ou redonner des primes (weekend, jours fériés, horaire de nuit, tout ce qu’il y a de plus normal quoi) . Il faudrait un véritable texte de loi qui impose des conventions collectives concernant le métier de livreur à vélo indépendant et des seuils minimums de rémunérations (et aussi sans doute un peu plus d’attention sur la qualité du recrutement puis ensuite dans la durée), et c’est pas gagné!

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